samedi 27 octobre 2012

Accaparement des terres : Nécessité d'une éthique pour les investissements fonciers agricoles

La signature, en mai 2008, d’un bail de 99 ans entre l’état Malgache et le conglomérat Daewoo pour l’exploitation de 1,5 millions d’hectares de terres destinés à fournir près de la moitié des importations de maïs de la Corée du Sud a mis sous les feux de l’actualité un phénomène jusqu’alors ignoré du grand public, celui de la spéculation foncière agricole. Une pratique qualifiée d’accaparement des terres par de nombreuses ONG lorsqu’elle concerne des pays pauvres où la malnutrition touche, comme c’est justement le cas à Madagascar, plus de la moitié des enfants de moins de trois ans. Ce phénomène qui ne se limite pas à quelques pays défavorisés est préoccupant car il traduit dans les faits des évolutions fondamentales qui déterminent l’avenir de notre alimentation, que l’on mange cru ou pas.

Au niveau mondial, la progression du volume des échanges a commencé en 2005. Elle a connu un pic considérable en 2009 avant reprendre dès 2010 le rythme des années précédentes.
Superficies des terres acquises entre 2000 et 2010 (en millions d'hectares)
Ce sont l’augmentation des besoins en denrées alimentaires et le développement des biocarburants qui ont enclenché ce processus à l’échelle mondiale au cours des années 2000. Les besoins en denrées alimentaires sont durablement poussés à la hausse par l’augmentation soutenue de la population mondiale et la progression du niveau de vie des classes moyennes des pays émergeants. De son côté, le renchérissement des prix pétroliers a favorisé le décollage de la production de biocarburants. Enfin le mouvement de panique des marchés financiers lors de la crise systémique qui s’est déclenché en 2008, en ramenant les investisseurs vers des valeurs refuge, explique le pic de 2009.

Selon les chiffres recueillis par l’IREC dans son rapport de mars 2012, 98% de ces acquisitions se font dans les pays du tiers monde, c'est-à-dire en Afrique (67%) et, dans une moindre mesure, en Asie (22%) et en Amérique latine (9%). Ce mouvement devrait se poursuivre et s’amplifier dans la décennie 2010-2020 tant il est aisé d’acquérir des terres dans ces régions où les populations qui en vivent possèdent rarement un titre de propriété. Les états qui administrent ces terres voient dans l’intérêt qu’elles suscitent, au mieux l’opportunité d’attirer des capitaux étrangers pour soutenir le développement économique de leur pays, au pire l’occasion d’enrichissement personnel. C’est ainsi que des multinationales et des fonds de pensions peuvent acquérir de vastes espaces de plusieurs centaines de milliers d’hectares. L’aggravation brutale de la crise systémique annoncée par le LEAP pour la fin 2012, si elle se confirme, devrait doper considérablement ce phénomène. Cette nouvelle secousse, pronostiquée plus forte encore que la première, pourrait même faire de 2013 une année exceptionnelle. Le précédent record de 2009 qui avait vu les acquisitions foncières multipliées par 5 risque fort d’être explosé. Au vu des tendances enregistrées ces dernières années, on peut s’attendre à un volume de transaction de l’ordre de 60 à 100 millions d’hectares, soit 50 fois supérieur à celui d’avant la crise.

Dans les autres régions du monde, les investissements fonciers existent aussi mais dans de plus modestes proportions. En Europe, ce sont les pays de l’ancien bloc soviétique qui sont les plus concernés. Découragés par le coût du foncier dans leur pays, des agriculteurs français viennent s’installer en Ukraine. Des sociétés d’investissement s’engouffrent sur ce créneau et mettent en location les terres acquises. Celles-ci sont généralement fertiles. Elles sont rapidement mises en exploitation. Leur rentabilité est bonne. Les modes d’exploitation reproduisent, à une plus grande échelle, ceux pratiqués en France. Du point de vue environnemental cela signifie : utilisation massive d’intrants, monoculture, destruction de la biodiversité, hyperconsommation de pétrole pour les carburants et la fabrication des engrais et pesticides. L’augmentation du coût du pétrole et la dégradation environnementale devraient éroder la rentabilité de ces investissements à moyen terme.

La situation est très différente en Afrique. Zones souvent arides, insuffisance voire absence d’infrastructures, instabilité politique, sont autant de handicaps à une valorisation rapide et rentable. Néanmoins, ces terres constituent des actifs prometteurs. D’abord, la captation foncière permet la captation de la ressource en eau. Dans son rapport publié en juin 2012, l’ONG GRAIN la dénonce en ces termes : « Derrière chaque accaparement de terre, il y a l’accaparement de l’eau ». Les investisseurs font le pari que l’accès à l’eau, souvent inclus gratuitement et sans restriction lors des transactions, pourrait valoir bien davantage à moyen ou long terme que la transaction initiale. Ensuite, il y a les tendances structurelles lourdes, la démographie et la demande des pays émergents qui poussent à la hausse les prix du foncier agricole. Enfin les effets conjugués du réchauffement climatique et des atteintes à l’environnement en partie dues à l’agriculture industrielle pèsent sur la productivité agricole mondiale et aggrave la pénurie alimentaire. C’est le cas cette année où les récoltes de céréales sont à leur plus bas niveau depuis des décennies à cause d’épisodes de sécheresse intense aux USA mais aussi en Russie qui sont les deux plus gros exportateurs de céréales de la planète. Dans ce contexte, la recherche de nouvelles surfaces à exploiter se fait chaque année plus prégnante. Enfin la baisse continue des aides au développement amène les pays du Sud à rechercher de nouvelles sources de devises en cédant leur patrimoine foncier. Cette combinaison multi-factorielle favorise la spéculation foncière qui n’en est qu’à ses débuts. Elle devrait prendre une très grande ampleur dans la décennie en cours et celles à venir, jusqu’à se hisser au niveau des valeurs technologiques et financières.

A ces tendances de fond vient s’ajouter un puissant facteur déstabilisateur : La raréfaction des ressources pétrolières. L’agriculture moderne est un secteur très dépendant du pétrole, pas seulement pour l’énergie mais aussi pour les engrais et les pesticides, (la production d’un kilo d’engrais nécessite 1,5 litres de pétrole, la production d’un kg de bœuf 2 litres, etc.). Depuis quelques années déjà, nous sommes entrés dans une période de fortes turbulences caractérisée par d’importantes variations du prix du baril de brut. Cette situation va tempérer les ardeurs des investisseurs qui ont besoin de visibilité à moyen et long terme, tandis que les exploitants vont voir leur modèle économique constamment remis en cause par les vagues successives de hausse de leurs coûts de production. Ce facteur déstabilisateur pourrait accélérer le mouvement d’adaptation vers une agriculture décarbonnée mais il risque aussi de nourrir une forte instabilité sociale dans le monde agricole.

Dans ce contexte la valorisation des terres dans les zones tropicales semi-arides ne tiendra pas ses promesses. Selon l’économiste Jean-Jacques Gabas « La réalité de la mise en œuvre des terres accaparées est très éloignée des annonces initiales". Dans une étude de cas qu’il a réalisé sur Madagascar, il constate que sur l'ensemble des surfaces recherchées qui atteignait 3 millions d'hectares fin 2009, « les superficies réellement cultivées ne s'élèvent qu'à 22 000 hectares ».
Il y a sans doute beaucoup d’illusions quant à la capacité de ces terres à répondre aux besoins futurs, surtout de la part de ceux qui entendent les exploiter à grande échelle comme aux USA. Les ressources en eau sont notoirement insuffisantes et celles en pétrole ne suivront pas. Des illusions entretenues par les effets d’annonce comme celle de la découverte d’immenses nappes d’eau souterraines dans le Sahara ou encore les projets d’usines de dessalement de l’eau de mer alimentées par des centrales nucléaires. Mais qu’importe les illusions, du moment qu’elles soutiennent la spéculation ! Les principales victimes de ces tractations sont les populations de droit coutumier qui vivent dans ces espaces sauvages. Sur leurs terres ancestrales ils se voient désormais, au mieux tolérés, souvent indésirables voire expulsés. Et c’est précisément cela qui justifie que l’on parle d’ "accaparement".

Il y a pourtant une place pour l’équité dans ces investissements fonciers. L’apport de ressources financières par des investisseurs peut être bénéfique pour valoriser des terres sous-utilisées. Elles seront nécessaires pour nourrir les 9 à 12 milliard de bouches à l’horizon 2050. Or ces populations autochtones que l’on néglige détiennent une connaissance précieuse de leur milieu et sont sans doute les mieux placés pour valoriser leurs terres. Reconnaître leurs droits coutumiers serait une première étape. Au Brésil, des peuples d’Amazonie l’ont obtenu mais ce n’est pas le cas dans la plupart des pays d’Afrique. Cette condition préliminaire respectée, des investissements fonciers responsables sont possibles s’ils vont dans le sens d’une préservation de la flore et la faune sauvage, si, dans le souci d’obtenir une productivité à la fois élevée et pérenne, ils adoptent des modes de culture qui restaurent les sols et développent la biodiversité. Ces modes de culture, permaculture, agroforesterie, cultures sur buttes et paillis, BRF, Push-Pull, etc., sont depuis longtemps expérimentés dans diverses régions du monde et notamment en zone aride. Elles ont montré qu’il est possible d’obtenir d’excellents rendements avec peu de mécanisation, peu d’irrigation, sans aucun produit chimique. Elles mettent en œuvre des techniques simples et à la portée de toutes les populations.

Enfin et il est important d’insister sur ce point, l’investissement foncier, s’il se veut éthique, doit aussi aller dans le sens d’une meilleure alimentation, plus diversifiée en fruits et légumes, moins axée sur les céréales, les produits laitiers ou les viandes. D’abord parce que les monocultures céréalières et l’élevage sont catastrophiques pour l’environnement et la biodiversité. Ensuite parce que les aliments à base de céréales et les produits laitiers posent de nombreux problèmes de santé. Faut-il le rappeler, l’alimentation naturelle de l’espèce humaine, celle qui fut la sienne pendant des millénaires est essentiellement frugivore et végétale, occasionnellement carnivore. Tant pour des raisons de santé publique qu’environnementales et afin qu’il soit possible de nourrir l’humanité même en 2050 avec 12 milliards d’âmes, il est indispensable d’orienter prioritairement l’investissement agricole vers des productions fruitières et légumière diversifiées.
Si dans vos relations il y a des entreprises ou des particuliers tentés par des placements fonciers agricoles, n’hésitez pas à user de votre pouvoir d’influence pour les mettre en garde quand aux aléas de ce type d’investissement et les sensibiliser sur la nécessité d’une approche de développement durable en la matière, c'est-à-dire une approche globale qui allie pleinement business, social et écologie.

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