lundi 30 novembre 2015

La cuisson est-elle une pré-digestion ?

On attribue à l’introduction de la cuisson des aliments d’avoir constitué pour l’être humain un avantage adaptatif déterminant au cours de son évolution voire d’être la cause de son hominisation. A l’appui de cette thèse sont souvent avancés des arguments portant sur l’assimilation, la digestibilité des aliments cuits, ainsi que sur la destruction des bactéries pathogènes et des composés toxiques par la cuisson. Le célèbre paléontologue Pascal Picq, maître de conférence au Collège de France, soutient depuis plus de 20 ans de telles thèses. Récemment dans un documentaire sur Arte intitulé « Le ventre notre 2ème cerveau », il tenait encore ces propos :
« La cuisson, c'est une pré-digestion. Grâce à la cuisson, on allège la charge de la mastication, donc on investit moins d'énergie dans l'effort physique, et deuxièmement, quand ça arrive dans le ventre, la digestion se fait plus facilement, et on récupère 16 fois plus d'énergie avec beaucoup moins d'investissement. Comme le 1° cerveau (l'intestin) a bien mieux fonctionné, le 2° cerveau (le cerveau) va en profiter et pouvoir se développer »
Une thèse que la crédibilité de son auteur a largement contribué à populariser. Mais sur quelles données scientifiques repose-t-elle ?

La mastication

Le premier volet de cette thèse concerne la mastication. En déstructurant les aliments, la cuisson les rend souvent, mais pas toujours, plus mous que nature. Cela signifie-t-il que l’effort de mastication épargné par la cuisson représente un gain d’énergie susceptible de constituer un avantage adaptatif ? On pourrait arguer en ce sens qu’elle aurait permis à nos ancêtres de mieux nourrir leurs enfants en bas âge. En effet, si le nouveau-né peut se nourrir exclusivement au sein de sa mère pendant les trois ou quatre premières années de sa vie, lorsqu’il est sevré, sa capacité de mastication est encore limitée. Selon cette hypothèse, la cuisson aurait ainsi pu contribuer à diminuer la mortalité infantile. Plusieurs faits la contredisent. D’abord la variété des ressources disponibles dans la nature. Elle est attestée par divers auteurs (Dunbar, Gamble et Gowlett) [1]. La plupart des aliments comestibles crus ont une texture suffisamment tendre pour être mastiqués par les dents de lait d’un enfant en bas âge. C’est le cas des fruits charnus qui constituent à eux seuls une source de nutriments suffisamment abondante et variée pour assurer la croissance d’un enfant. Pour les plus petits, en plus du sein maternel, nos ancêtres ont fort bien pu recourir au prémachâge des aliments. Cela paraît d’autant plus probable que cette technique s’apparente à des comportements observés chez diverses espèces animales. Elle présente l’avantage de favoriser la transmission de la flore bactérienne dont est dépourvu le nouveau-né à la naissance. Elle est très facile à pratiquer et permet de diversifier l’alimentation dès les premiers mois. Enfin est-ce un avantage que les aliments soient plus faciles à mâcher cuits que crus ? N’est-ce pas là un apriori sans fondement ? Une mastication plus énergique fait davantage saliver, ce qui est de nature à améliorer la digestion. Peut-être même que cette amélioration compense l’énergie nécessaire à la mastication. Les sites web consacrés à la santé ne disent pas autre chose. Par exemple sur doctissimo : « La mastication permet donc au système digestif de recevoir les aliments dans les meilleures conditions. L'aliment est d'abord réduit en petits morceaux et imprégné de salive. Cette salive, produite en grande quantité, ramollit la masse alimentaire et exerce en même temps ses propriétés chimiques grâce à des enzymes. Celles-ci sont des substances chimiques qui, à l'échelle moléculaire, coupent les différents nutriments (protéines, lipides et glucides) pour permettre leur absorption. »

La digestibilité

L’autre volet de la thèse de Pascal Picq concerne la digestion. Il est incontestable que la cuisson transforme les aliments. Bien sûr, certains nutriments sont mieux assimilés cuits que crus. C’est le cas par exemple des protéines du blanc d’œuf, du lycopène de la tomate. Peut-on pour autant parler de pré-digestion ? « Assimilé » signifie seulement que le nutriment en question passe dans le sang, pas qu’il répond à un besoin de l’organisme. L’alcool est l’exemple typique d’un produit facilement assimilable dont l’organisme n’a guère besoin. Il n’est même pas nécessaire de cuire, le simple fait de mettre en jus des fruits suffit à rendre leur fructose plus assimilable. En effet, dans le fruit entier le fructose est en quelque sorte encapsulé. Lorsqu’il est consommé entier, ni la mastication, ni les enzymes de la salive ne détruisent cette sorte de capsule. Le fructose n’est libéré que progressivement au cours de la digestion en fonction des besoins. L’extraction du jus, au contraire, fait immédiatement éclater cette protection, souvent à cause du contact de l’air qui produit une oxydation. C’est alors un flot de fructose immédiatement disponible qui se déverse dans l’organisme avec les mêmes effets que le sucre raffiné. C’est ce qui explique que la consommation des jus est corrélée avec une augmentation des risques de diabète alors que celle des fruits entiers est au contraire corrélée avec une diminution du risque. Il y a tout lieu de croire que des mécanismes de régulation similaires existent pour de nombreux autres aliments, comme par exemple les œufs ou la tomate. Il suffit juste d’être patient, la science en parlera bientôt.

L’énergie

La cuisson permet-elle de tirer davantage d’énergie en favorisant l’extraction des calories ? Des anthropologues [2] ont affirmé en apporter la preuve par une expérience sur des souris. Constatant la prise de poids au bout de 40 jours d’un groupe nourri au cuit par rapport à un groupe nourri au cru, ils en ont conclu que la cuisson est un moyen d’optimiser l’extraction des calories de la nourriture. Là encore, comme pour l’assimilation, l’interprétation des faits est orientée et abusive. En effet, cette prise de poids aurait tout aussi bien pu être interprétée comme un début d’obésité. C’est d’ailleurs ce qu’ont déduit des ornithologues en comparant les moineaux des champs et ceux des villes. Ces derniers se nourrissant essentiellement de restes de denrées humaines : pain, pâte à pizza, hamburgers, etc., sont en effet nettement plus gras que leurs congénères des champs qui se contentent de ce qu’ils trouvent dans la nature. Historiquement les données archéologiques montrent très précisément une détérioration nette de l’état sanitaire au moment même où la panification des céréales qui constitue une nouvelle source de glucides, se généralise au Moyen-Orient. S’il y a gain d’énergie, il s’est fait au prix de nombreuses pathologies : caries dentaires, maladies infectieuses. Mais est-il seulement démontré que la cuisson rend les aliments plus caloriques ? Ce qui est sûr c’est que la chaleur endommage ou détruit bon nombre de nutriments et provoque des cascades de réactions chimiques entre eux. Le système digestif doit alors déployer une énergie supplémentaire pour tirer quelque chose de ce fatras. De plus les composés moléculaires issus de ces réactions tels que les AGEs (Advanced Glycation End Products, en français produits terminaux de glycation) sont assimilés, c’est-à-dire qu’ils passent dans le circuit sanguin et vont se déposer un peu partout dans l’organisme. Ils étouffent les cellules, s’enkystent dans les interstices cellulaires, tapissent les artères, les rigidifient et les bouchent. Au final, l’organisme doit mobiliser énormément d’énergie pour lutter contre cette pollution. C’est ce qui explique les sensations de légèreté, d’absence de fatigue ressenties lors du passage au cru. A l’opposé total de ce qu’avance Pascal Picq, la cuisson ne facilite pas la digestion, elle la complique. Elle ne permet pas de récupérer davantage d’énergie, elle en mobilise au contraire énormément. Voilà ce que l’on peut conclure de l’expérience et des connaissances actuelles sur la nutrition.

La toxicité

Revient aussi souvent l’argument selon lequel la cuisson rendrait comestibles des aliments qui sont toxiques crus. Certains classent dans cette catégorie des légumineuses comme les haricots verts qui contiendraient de la phasine, un composé chimique capable de faire coaguler les globules rouges. D’autres y mettent des légumes comme l’oseille et les épinards à cause de l’acide oxalique qui peut provoquer des dommages rénaux. Mais, lorsque l’on creuse un peu, on s’aperçoit qu’il y a beaucoup d’approximations et/ou d’exagérations. Ainsi ceci lu sur un webzine sur la santé « Ne mangez jamais des haricots verts crus ! Cinq à six d’entre eux peuvent suffire pour tuer un enfant. ». Je n’ai pas la possibilité de vérifier la véracité de ces propos. En revanche, moi-même, ainsi que les membres de ma famille et d’autres familles crudivores pouvons témoigner que ces affirmations sont pour le moins, fantaisistes. Mes propres enfants mangeaient avec plaisir des haricots verts lorsqu’ils étaient petits, et bien plus que cinq ou six. De même pour les épinards consommés régulièrement dans la famille. Jamais il n’a été question parmi les familles crudivores que nous connaissons, de cas de malaises ou d’empoisonnement liés à la consommation des légumes crus habituellement utilisés cuits. Les végétaux qui s’avèrent effectivement toxiques cru le font savoir à leur goût. Ils sont immangeables. Et même si le fait de les cuire les rend moins toxiques cela ne préjuge en rien de leurs qualités nutritives réelles et de leur capacité à répondre aux besoins de l’organisme.

Conclusion

Le principal contre-argument à ces affirmations sur l’assimilation, la digestibilité ou la toxicité, c’est tout simplement la diversité des ressources alimentaires partout sur la planète. Elle est telle qu’il n’a jamais été nécessaire au genre humain de recourir à l’artifice de la cuisson pour des questions de survie. Même les Inuits qui vivaient dans le grand nord canadien ne cuisaient pas leur nourriture alors même qu’ils utilisaient le feu pour se chauffer. C’est encore plus vrai pour la région du Moyen-Orient. Pourquoi l’usage de la cuisson, le recours aux céréales ou au lait aurait-il pris naissance dans une région particulièrement giboyeuse et d’une extraordinaire biodiversité ? C’est une question qui intrigue les scientifiques et dont la réponse ne tient pas à des questions de survie. De ce côté-là, de nombreuses hypothèse ont été examinées (changement du climat, catastrophes naturelles, etc.) Aucune ne permet de corroborer des nécessités d’adaptation ou de survie qui auraient pu conduire nos ancêtres du paléolithique à recourir à la cuisson. Les motivations les plus probables sont sans doute à chercher du côté de l’esprit de curiosité particulièrement aiguisé chez l’être humain.


[1] Livre Lucy to Language de R. I. M. Dunbar, Clive Gamble, J. A. J. Gowlett, Université d’Oxford

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[2] Anthopologues et souris
Biological Sciences – Anthropology : Rachel N. Carmody, Gil S. Weintraub, and Richard W. Wrangham. Energetic consequences of thermal and nonthermal food processing. PNAS 2011 108 (48) 19199-19203; published ahead of print November 7, 2011, doi:10.1073/pnas.1112128108

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