samedi 31 mai 2014

Et le meilleur restaurant du monde est ...

« On a du mal à y croire, même en se pinçant très fort », s’étrangle le journal Marianne à propos du palmarès 2014 du meilleur restaurant du monde qui fit la une des médias fin avril. Le journal s’étonne qu’on ait consacré un restaurant qui a envoyé en février dernier 63 de ses clients à l’hôpital suite à une intoxication alimentaire. L’indignation de Marianne ne s’arrête pas là car ce n’est pas une première, c’est même une constante pour les restaurants les plus primés par ce concours depuis qu’il existe. Ainsi le restaurant El Bulli, sacré meilleur restaurant du monde quatre années de suite (de 2006 à 2009), a eu, à maintes reprises, ses clients pris de maux de ventre et de vomissements pour finalement se retrouver aux urgences. Au point qu’à l’hôpital, l’étage où ils étaient soignés fut désigné « secteur El Bulli » par le personnel médical. Pas mieux pour le restaurant anglais Fat Duck, lui aussi primé, qui réussit l’exploit d’envoyer 527 clients à l’hôpital en 2009. Il y a certes lieu de s’interroger sur la crédibilité de ce concours financé par Nestlé via sa filiale San Pellegrino, et organisé par le magazine britannique Restaurant. Le guide Michelin lui-même n’est pas épargné par ces critiques puisqu’on retrouve parmi ses étoilés quelques uns de ces restaurants primés et d’autres qui ont connu les mêmes mésaventures.

Des mésaventures toujours officiellement attribuées à un « norovirus », ce qui revient à dénoncer un manque d’hygiène du personnel, mais qui touchent plus particulièrement ces restaurants laboratoires où s’invente ce que l’on appelle la cuisine moléculaire. Dans ces restaurants, les ingrédients ne sont plus seulement des légumes ou des viandes mais aussi toute une panoplie de gélifiants, émulsifiants, stabilisants, exhausteurs de goût et autres adjuvants, souvent d’origine chimique. Les thuriféraires de cette nouvelle cuisine, tel Hervé This qui en fut l’un des pionniers, défendent une manière de cuisiner « scientifique », avec des cuissons au degré près, de savants mélanges à la pipette de chimiste. Une cuisine de haute technicité sensée tirer le meilleur parti des propriétés physico-chimiques des aliments, pour obtenir des impressions gustatives inédites et surprenantes.

La question de la dangerosité de cette cuisine est vite réglée. Tous les ingrédients sont non toxiques et déjà largement utilisés par l’industrie agro-alimentaire. Certes certains d’entre eux comme les alginates ou les carraghénanes sont laxatifs mais à haute dose et de toute façon, affirme Hervé This, la cuisine traditionnelle emploie elle aussi des ingrédients tout aussi nocifs comme par exemple le basilic et l’estragon qui contiennent des molécules tératogènes, susceptibles de provoquer des malformations ou la viande cuite au barbecue qui est cancérogène ou encore le pain grillé qui contient de l’acrylamide, un puissant neurotoxique. Manière renvoyer les détracteurs de la cuisine moléculaire à leurs contradictions, de dire que leurs arguments sont irrationnels, dictés par une peur obscurantiste du progrès et une croyance absurde qui veut que tout ce qui est naturel est bon.

Curieusement aucun commentateur, qu’il soit pro ou anti moléculaire, ne se pose de question quant à la réalité biologique de l’acte de manger et des raisons pour lesquelles nous avons un nez qui sent, une langue qui perçoit des saveurs. En définitive, à quoi servent ces sensations hédoniques que nous procure la nourriture ? N’auraient-elles pas quelque utilité ? La réponse à ce genre de question qui se lit en creux dans les écrits des critiques gastronomiques est que ça ne sert à rien, rien d’autre que le « fun ». Les plus philosophes d’entre eux diront que finalement cela ne sert qu’à rendre la vie acceptable et qu’il n’y a pas de mal à se faire du bien. Pourtant la réponse tombe sous le sens. Nos perceptions gustatives et olfactives n’ont d’autre but que de guider notre prise alimentaire. Sans ces perceptions et les attraits, indifférences ou répulsions qu’elles suscitent, nos ancêtres préhistoriques auraient été incapables de se nourrir correctement sans prendre le risque de s’empoisonner et nous ne serions pas là pour en parler. Est-ce parce que nous sommes maintenant civilisés que nous pouvons nous émanciper totalement de ce qui a permis à notre lignée de traverser les millénaires ? Rien n’est moins sûr. En témoigne les malaises des clients qui fréquentent ces restaurants dont il est de bon ton de penser qu’ils sont les meilleurs du monde. En témoigne aussi le changement radical du discours des spécialistes de l’obésité qui dénoncent aujourd’hui les régimes et voient désormais dans la prise en compte du plaisir la seule issue possible à cette maladie qui frappe toutes les populations du monde confrontées à une alimentation fortement artificialisée. En effet, les personnes en surpoids souffrent justement d’une perte de leurs repères alimentaires. Elles ne ressentent pas la satiété, ont toujours faim, mangent machinalement, compulsivement, sans réel plaisir, juste le soulagement du manque. Il faut leur réapprendre à identifier et apprécier les arômes et les saveurs pour réactiver des mécanismes de régulation atrophiés car ce sont eux qui vont permettre la modération de la prise alimentaire. Si ces nouvelles approches thérapeutiques touchent effectivement au cœur du problème, la solution proposée n’est que partielle. Prenant le contrepied des régimes, elles excluent toute forme de prescription alimentaire pour se focaliser uniquement sur le comportement. De la nutrition on passe à la psychothérapie en ignorant délibérément l’effet pervers de la sophistication alimentaire : les saveurs fascinantes qui sont comme des feux de paille ; l’excitation des papilles qui n’apporte qu’un plaisir vide qu’on tente de prolonger pour le combler en mangeant plus ; ces aliments chargés d’exhausteurs de goût qui dérèglent l’autorégulation et favorisent la surconsommation. L’industrie agro-alimentaire y trouve son compte, pas la sécurité sociale.

Si les fruits et les crudités jouissent aujourd’hui d’une réputation favorable auprès des professionnels de santé, leur pouvoir régulateur est encore ignoré. De fait, écarter les aliments transformés au profit des aliments crus est vu par les nutritionnistes comme une contrainte contreproductive alors qu’en réalité elle constitue un remarquable booster dans la lutte contre l’obésité. Contrairement à ce qu’on imagine, les aliments naturels consommés crus apportent plus de plaisir que ceux qui sont transformés. Un plaisir plus intense parce que plus vrai. Les sensations gustatives ne se limitent pas à une simple excitation des papilles, elles envahissent tout l’organisme d’un réel bien-être. La satiété est plus franche et vient plus vite. La digestion est légère. Spontanément, le comportement alimentaire change, se réorganise de lui-même, s’aligne sur les sensations hédoniques. Avec les aliments crus le plaisir est un guide d’autant plus fiable qu’il est à la hauteur des plus grandes tables. Moralité : Le meilleur restaurant du monde, c’est la nature. Préservons là.

Le meilleur restaurant du monde envoie ses clients à l'hosto !
 
Gastronomie moléculaire : existe-t-il un réel danger ?